Jour 1. 7.20 : le vol de Sri Lankan Airlines en provenance de Bangkok se pose sur le tarmac de l’aéroport international du Sri Lanka : Bandaranaike, à Colombo
Me voici de nouveau au Sri Lanka, l’ile de Ceylan, mythique terre de saphirs, comme chaque année depuis une décennie, et à chaque fois l’excitation est intacte.
Chaque voyage d’achat est différent, marqué par l’incertitude initiale : que produisent les mines ? Que vais-je trouver ? Comment est le marché sur place, comment sont les prix ? Les propriétaires miniers ont-ils mis en circulation de belles matières ? Toutes ces questions fusent dans ma tête alors que, formalités douanières accomplies rapidement, mon tuk-tuk m’emmène non loin de l’aéroport vers mon loueur de voiture habituel. Le métier de chasseur de pierres demande de la flexibilité et de la mobilité, j’ai donc besoin de pouvoir me conduire rapidement et en autonomie pour être au bon endroit au bon moment et avoir la chance de décrocher un bon « deal ».
Il arrive que je fasse 6h de voiture dans la journée pour un aller-retour rapide en zone minière, puis redescendre chez un négociant sur la cote… j’ai donc dû me plier à l’apprentissage de la conduite locale, ce qui parait impossible sur le papier lorsque l’on lit les prospectus touristiques, mais qui s’avère en réalité une expérience plutôt amusante sous peine de rester bien concentré ! En effet le code de la route est une notion abstraite au Sri Lanka, en particulier la notion de voies de circulation… les camions et bus, lancés à pleine vitesse, doublent en permanence sans visibilité et à grand renfort de klaxon effrayant comme une corne de brume de bateau enrouée, parfois en plein virage.
Autour des voitures, les tuk-tuks, version sri lankaise du rickshaw indien, gravitent telles des fourmis, en contresens souvent, et complètent le tableau sonore par le piaillement de leur petit avertisseur aigü (« tuk-tuk ! »). Heureusement le café local avalé chez le loueur m’aide à tenir, car il faut plus de 2h pour traverser l’agglomération de Colombo la capitale, vaste mégapole désorganisée, polluée, à la voirie quasi inexistante et au trafic infernal.
Dès lors que je m’approche de la côte, le paysage change. Ce sont désormais des champs de bananiers, alternant avec de petites zones forestières tropicales et des villages agricoles. Le niveau sonore baisse. Fenêtre ouverte, je hume les odeurs de jungle humide et les ambiances de village, marchés aux volailles en bord de route, saris colorés, fleurs omniprésentes. Bientôt apparaît l’océan Indien, souvent tumultueux en cette période d’hiver austral. J’aime sa force brute, les vagues qui se brisent sur les plages bordées de cocotiers, sous le ciel lourd du mois d’août. Ce n’est pas vraiment le bon moment pour venir visiter le pays en cette saison, pluvieuse et grise, mais c’est une atmosphère de mousson que j’ai toujours aimé.
Après 4h de route au Sri Lanka, la fatigue commence à se faire sentir
mais heureusement j’approche de mon but, la ville de négoce de Beruwala, épicentre du commerce des pierres de couleur du pays, où se vendent et s’échangent chaque jour des milliers de carats de saphirs et autres matières nobles. Il s’agit d’une ville musulmane, aux habitants vêtus de longues djellabas blanches, où les journées sont rythmées par les appels à la prière de la grande mosquée centrale. Mais ce n’est pas devant un biryani que je m’attable, mais devant un rice and curry car mon hôte est Tamoul.
Au Sri Lanka il est toujours étonnant de constater à quel point des communautés religieuses très différentes semblent cohabiter en douceur, chacune adoptant des règles et coutumes si différentes de l’autre, et pourtant dans une apparente tolérance et respect. Hélas, marqué par une guerre civile ethnico-religieuse de 25 ans et de récents attentats et émeutes inter-communautaires, ce pays ne montre qu’un calme social bien précaire.
Il me faut me mettre rapidement au travail, et les premières heures de l’après-midi sont consacrées à la visite traditionnelle de mes brokers. Ceux-ci sont les intermédiaires qui sauront faire venir à moi les mineurs et leurs productions les jours suivants. Ils sont légion à Beruwala (tout vendeur de pierres peut s’improviser broker lorsqu’un acheteur se présente) aussi une relation de confiance ne peut s’établir qu’au bout de plusieurs années. Je suis à peine arrivé autour du marché aux pierres que déjà ma voiture est l’épicentre des regards. Cette place de négoce est extrêmement active avec ou sans acheteur étranger direct, mais lorsque l’un d’eux se présente, c’est l’opportunité éventuelle de bonnes affaires à faire pour les vendeurs. Ce soir, ce sera détente, déballage de valise, petite marche sur la plage en regardant jouer les enfants et rentrer les pêcheurs, et je m’écroulerai comme une masse sur mon lit pour rattraper ma fatigue en retard.
Jour 2. 7h.30 : me voici sur pied !
La nuit a été agitée, peuplée de rêves étranges, qui préfigurent les nuits suivantes où se succéderont dans ma tête des carroussels de pierres vues au cours de mes journées de travail. J’ai besoin d’un solide petit déjeuner, que je sais délicieux dans cette auberge, car les jours suivant seront intenses. Avalés jus frais, fruits tropicaux, crêpes locales, confitures et miel maison, et me voici en route vers le marché aux pierres.
Je vais y vivre plusieurs jours de travail stakhanoviste, tantôt assis au bureau, tantôt debout dans la rue sous un soleil de plomb, assailli par des centaines de vendeurs et mineurs qui me montreront leur production.
Par jour ce sont plusieurs centaines de pierres qui passent à la chaîne sous mes yeux. Le temps imparti pour faire un premier choix est de quelques secondes, où seul l’œil expérimenté doit sélectionner ce qui est beau. Ceci nécessite une concentration à toute épreuve, pour ne pas faire d’erreur ou partir sur une mauvaise piste. Après avoir vu 100 saphirs bleus différents en moins d’une heure, il est en effet facile de « rater » une vilaine inclusion, un défaut irrémédiable de taille, ou sélectionner une couleur que l’on croyait plus belle qu’elle n’est en réalité, ou tout simplement passer à côté d’une pierre synthétique !
Une fois le premier choix effectué, un second look permet de confirmer ou non la pertinence de ma sélection. Les pierres sont-elles belles sous toutes les expositions de couleurs ? Il me faut souvent allumer une lumière jaune, puis une lumière blanche, puis sortir en plein jour, ou regarder la pierre à la pénombre, pour voir si son éclat est toujours intéressant et comment varie sa couleur. Je me sers de mes instruments de gemmologie les plus simples : la loupe, une torche de gemmologie, parfois une lumière UV, une loupe dark field, un polariscope ou un dichroscope en cas de doute entre différentes variétés de pierres ou une pierre synthétique. La prise de décision est là cruciale car une fois la pierre sélectionnée pour de bon, il va falloir négocier le prix. Cette dernière étape peut s’avérer épuisante, car parfois l’offre initiale du vendeur est totalement déconnectée des prix du marché. Il s’agit d’un processus obligatoire, culturel, gage aussi du sérieux de l’acheteur. Si le vendeur comprend que l’acheteur n’y connais pas grand-chose, la vente ne se fera jamais au juste prix !
“C’est en général épuisé que je termine chaque journée de négoce, et il n’est pas rare que je sois au lit à 19h, le cerveau essoré. Les nuits ne sont guère réparatrices car les centaines de pierres vues pendant la journée refont surface une fois le soleil couché, pour peupler des rêves agités qui me laissent sans repos.”
Mathieu
Jour 6 : Après quelques jours de négoce, je m’octroie une habituelle journée de repos au bord de l’eau, agrémentée de longues balades sur l’interminable plage.
Lorsque les conditions le permettent, je prends ma voiture et me rends quelques kilomètres au sud m’adonner à une autre de mes passions : le surf. Mon corps et mon esprit en ont bien besoin, et je reviens régénéré, de douces endorphines coulent dans mes veines, me voilà prêt pour la deuxième partie du voyage…
Jour 7 : 5h. Je suis debout tôt aujourd’hui car je dois me rendre en région minière dans la montagne, à 4 ou 5h de route sinueuse.
Il me faut rester concentré lorsque je traverse les villages pour ne pas écraser une biquette, éviter de cogner ma voiture de location sur les tuk-tuks excités, et m’arrêter carrément pour laisser passer de violentes averses qui réduisent la visibilité à néant. Lessivé par les pluies, le paysage devient franchement boueux, les routes deviennent parfois chemins, et comme de bien entendu je me perds exactement au même endroit, comme chaque année, au milieu des champs, malgré l’aide indispensable du GPS…
Arrivé à destination, c’est avec un plaisir intact que je retrouve mon broker local qui m’accueille avec tant de gentillesse dans sa famille. J’y passerai une semaine, partageant le repas traditionnel, et parcourrai avec lui la campagne environnante, entre marché aux pierres, rencontre avec les mineurs, les lapidaires, et visites aux propriétaires de mines. La saison des pluies n’est pas propice à l’exploitation minière, nous n’irons donc pas dans les mines cette fois-ci. Comme de bien entendu, c’est lorsque je me trouve dans la montagne que mon téléphone sonne pour qu’un broker de la cote me propose de voir une pierre « immanquable ». Me voici donc parti pour un aller-retour express de…6 h de voiture sous la pluie.
Jour 18 : C’est à regret que je quitte les montagnes du Sri Lanka.
Mais je m’inflige une nouvelle punition routière, car je refuse de partir du Sri Lanka sans avoir passé mes deux jours rituels dans la ville fortifiée de Galle, au sud de l’île. Le climat étant maussade, les touristes sont peu nombreux cette semaine, aussi puis je profiter en toute quiétude des promenades à pied dans la vieille ville, des points de vue sur la mer, du toujours aussi délicieux lassi devant le coucher de soleil. J’aime cet endroit, avec son architecture portugaise du XVIe siècle totalement incongrue dans le paysage local, et ses petites rues parfois désertes. Evidemment, mes brokers de Galle me contactent, et je joins l’utile à l’agréable !
Jour 21 : Le retour approche !
! La dernière étape de mon voyage n’est pas celle qui m’enchante le plus, mais j’ai des commandes de clients à satisfaire, et aussi des visites à honorer. Aussi dois-je passer par Colombo pour y voir les négociants locaux. Là encore je passerai deux jours à trier et sélectionner des dizaines de pierres, afin d’en ajouter quelques-unes à ma « récolte ». Ce voyage a été compliqué, beaucoup de pierres ont été vues et la plupart laissées à leurs vendeurs. Comme chaque année qui passe, je m’aperçois de la rareté galopante des saphirs naturels non chauffés, et de l’inflation des prix qui en résulte. Il ne m’a été guère possible de trouver davantage que quelques exemplaires des plus beaux bleu roi : cette matière devient avec le temps de plus en plus complexe à dénicher. Le saphir Sri Lankais, lorsqu’il est naturel et beau, est de plus en plus rare et de plus en plus cher, avec une explosion des prix depuis 3 ans.
Puis les formalités douanières accomplies, je quitterai le pays à destination de Bangkok, où m’attend un autre aspect de mes voyages d’achat : retaille, visite de clients, certification des pierres… la suite dans un prochain épisode du blog !
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